La formation des ghettos,un jalon essentiel de « la solution finale »
Loin d'être un phénomène secondaire de la Seconde Guerre mondiale, la formation des ghettos en Europe représente un jalon essentiel dans la mise en place de la « solution finale » en ce qu'elle participe à l'escalade de la répression nazie en territoires occupé et à la systématisation d'une politique antisémite à laquelle aucun juif ne peut échapper. La propagande allemande a successivement amené les populations à accepter la ségrégation, puis les persécutions à l'encontre des Juifs. Avant l'application de « la solution finale », des centaines de milliers de juifs ont péri , victimes de privations et de violences physiques. La destruction systématique des Juifs d'Europe a été l'aboutissement d'un long processus intégrant différents étapes et découlant d'une escalade progressive dans l'horreur et dans la normalisation des violences de masse. Les 3 extraits de journaux suivants montrent l'aggravation des violences vues et analysées par les prisonniers juifs. Le dernier texte sur la résistance et les révoltes dans les ghettos revient sur cet aspect incontournable de l'histoire des ghettos.
Pourquoi des ghettos ?
17 octobre, 1940
Tout le jour, je me le suis demandé : dois-je continuer à écrire ? Ce n’est pas que je manque d’impressions à rapporter ici, c’est plutôt que j’en ai trop. Seule, une plume inspirée de Dieu serait capable de les noter avec précision. Un homme qui se contente de rapporter simplement ses impressions ne peut pas dire avec exactitude tout ce qui s’est passé dans
ce chaos bouillonnant qu’a été la Varsovie juive, au cours des premiers jours de la fête de Soukkot, 5701.
Aujourd’hui, l’ordonnance officielle sur le ghetto a été publiée, mais les tyrans n’aiment pas appeler un chat un chat. Au lieu de ghetto, qui est une conception médiévale, ils appellent cela un « quartier juif ». Et le fait que la même ordonnance fasse mention d’un quartier polonais et d’un quartier allemand est supposé montrer que l’ennemi traite tout le monde de la même façon. Il va jusqu’à donner une raison « humaine » à la création d’un quartier juif : c’est qu’il y aurait tellement de victimes des épidémies, particulièrement dans les rues juives, que cet endroit doit être mis en quarantaine. Nous savons très bien que ce qu’ils disent là est un mensonge, mais nous ne disposons d’aucun moyen pour prouver le contraire devant eux. Ils nous ont condamnés au silence, et nous nous taisons.
La publication de la mesure officielle a mis fin à tous les doutes, mais à notre désavantage. Ils nous enlèvent des rues qui, depuis les temps les plus anciens, ont toujours été habitées par des Juifs, et dont personne ne pouvait imaginer qu’elles se trouveraient hors des frontières du ghetto. Des murs avaient déjà été construits au bout de ces rues et on avait cru y voir le signe certain qu’elles seraient incluses dans le ghetto.
Un ghetto fermé signifie la mort par famine dans un camp de concentration, et dans des conditions de vie inhumaines. La totalité du quartier juif va être entourée de murs et de fils de fer barbelé, et aux portes se tiendra l’épée qui ferme tous les chemins, afin que les prisonniers ne puissent échapper. Dans un ghetto fermé, tout est bouclé et verrouillé.
Personne n’entre ni ne sort. Toute personne qui tente de fuir risque sa vie. Les gardiens du ghetto ne permettent pas aux paysans d’apporter la moindre nourriture au-delà de ses portes. Les enfants réclament du pain et il n’y en a pas.
Dans le ghetto de Lodz, personne ne pouvait se procurer une boisson chaude ou une nourriture cuite, parce qu’il n’y avait ni bois ni mazout. On y payait dix zlotys un kilo d’oignons. Les gens de Varsovie, qui sont intelligents, font des provisions pour se préparer à tous les malheurs qui leur sont promis, et pour cette raison, les prix ont monté.
18 octobre, 1940
Quand le ghetto a été créé, nous pensions que les choses iraient un peu mieux pour nous, dans un sens. Après tout, c’est là, à leurs yeux, un endroit infect et un nazi devrait hésiter à y risquer sa vie. Mais sur ce point encore nous nous étions trompés. Il n’est pas d’endroit plus propice que le ghetto pour les vols et les assassinats en plein jour. Ici, aucun oeil ne vous voit, aucune oreille ne vous entend. Les Aryens sont partis, et les nazis n’éprouvent aucune honte devant des Juifs qu’ils ne considèrent pas comme des êtres humains.
Chronique d'une agonie, journal du ghetto de Varsovie de Chaïm Kaplan.
Quelles sont les conditions sanitaires dans les ghettos ?
Août 1941
On constate une curieuse indifférence à la mort, qui ne fait plus aucune impression. Dans les rues, les gens passent avec indifférence devant les cadavres. Rares sont ceux qui viennent se renseigner dans les hôpitaux sur les décès. Le cimetière aussi ne suscite pas un grand intérêt.
Après la faim, c’est le typhus qui préoccupe le plus l’opinion du ghetto. Ces temps derniers, la question est devenue brûlante. La courbe du typhus continue à croître. Actuellement, par exemple, en ce mois d’août, il y a 6 000-7 000 malades à domicile, et 900 dans les hôpitaux.
La disproportion entre le nombre de malades qui se font soigner chez eux, et ceux qui vont dans les hôpitaux, est due à ce que les hôpitaux, pour un millier de raisons, ont perdu tout caractère curatif. Ainsi que l’a dit le Dr Milaïkowski [le directeur du département de la Santé], ils sont devenus des « abattoirs ». Les malades y meurent de faim, car en plus de la soupe ils y reçoivent très peu de chose ; ils n’y meurent pas du typhus, mais d’inanition. Le typhus est plus dangereux pour les gens plus aisés, qui ne résistent pas à la maladie, tandis que les miséreux, bien que sous-alimentés, arrivent à survivre. En moyenne, 8 % des malades succombent. Déjà au cours de la Première Guerre mondiale on avait observé une mortalité élevée parmi les intellectuels, en Russie, en Serbie, etc. Les intellectuels font tout ce qu’ils peuvent pour lutter contre les poux. Les uns s’enduisent le corps d’huile ou de pétrole, les autres font appel à diverses substances chimiques à l’odeur pénétrante, dans l’espoir de chasser les poux. Mais les poux sont partout.
Chronique du ghetto de Varsovie de Emmanuel Ringelblum.
Quelle atmosphère règne dans le ghetto de Varsovie ?
17 octobre 1942
Aujoud'hui, en remontant la rue Franciszkanska, j'entends des coups de feur. Panique dans la rue. Les gens se terrent dans leurs maisons et dans les caves. La rue se vide en un instant : elle paraît morte. Je m'engouffre dans un immeuble et j'y trouve un groupe de gens tremblants de peur. [...] Nous restons donc là, immobiles, à attendre. On verra bien ce qui adviendra. S'agit-il d'une action ou simplement d'un incident isolé ? Une heure s'écoule ainsi, deux heures, jusqu'à ce que quelqu'un descende à la porte d'entrée s'enquérir des nouvelles. Dix minutes plus tard, il revient avec des informations rassurantes : "Ce n'est rien : on a abattu deux contrebandiers". Oui, à présent, on s'y est habitués. Deux personnes assassinées, ce n'est "rien". Banal en somme.
Du fond de l'abîme. Journal du ghetto de Varsovie de Hillel Seidman.